HARALD WOLFF 2012 Peter H. Schiller


Le moment narratif est une singularité dans la peinture contemporaine, peu recherché et par conséquent, difficile à trouver. Dans les entreprises, les administrations, les banques et les institutions politiques, de grands tableaux avec de grandes surfaces monochromes, avec de grandes lettres, avec de grands chiffres sont présentés comme des éléments juste décoratifs et sans autre forme d’engagement – « non seulement ne rien raconter mais aussi ne pas s’engager » semble être devenu le mot d’ordre de nos artistes. La peinture figurative est devenue une très petite partie de l’activité artistique, infime mais à nulle autre pareille, intime mais qui implique le spectateur.

Harald Wolff raconte. Il peint des scènes et des personnages saisis à un moment donné, dans le continuum du temps et de l’espace. Ses histoires donnent l’impression de vivre de beaux rêves, des idylles harmonieuses, souvent, mais également des discours critiques. De surcroît, il complète le tout avec un choix très réussi de titres satyriques de sorte que l’ensemble de l’œuvre nous emporte du côté de l’autodérision. Comment parvient-il à ce résultat ? Dans un premier temps, la toile doit certainement être aléatoirement recouverte d’aplats abstraits. Et selon toute évidence, Harald Wolff fait ensuite naître de ces nuances de couleurs, des personnages qui se réunissent pour raconter de petites histoires. Il met à profit son immense talent de dessinateur, qui est devenu de plus en plus rare sur la scène artistique actuelle.

Il nous faut partir du principe que l’inconscient guide son œil et son trait. Comme Claude Levi-Strauss, l’ethnosociologue français, je constate au préalable, que l’inconscient est l’assise du caractère collectif et spécifique des réalités sociales. Il est garant de la pensée symbolique, il est un catégorème de la pensée collective. J’irais même jusqu’à dire que nous trouvons une représentation du mythe moderne dans le tableau « Sonderfahrt/voyage remarquable ». Claude Levi-Strauss dit : « Ce ne sont pas les hommes qui pensent dans les mythes mais les mythes qui se pensent dans les hommes sans qu’ils le sachent ». Le vocabulaire d’Harald WOLFF crée, dans sa diversité de combinaisons, une structure ou en le formulant de manière plus appropriée, une détermination structurelle. La pensée magique au sein d’un monde méthodique de phénomènes n’est pas « un premier essai, un début, une esquisse, une partie d’un tout non encore abouti ». Le tableau « Delicious agency /Instance savoureuse » est pour moi, malgré son allure d’esquisse, une composition tout en tensions dramatiques entre aspect statique et équilibre, entre attaque et défense, entre assaut et retraite.
Le carré du tableau nous présente donc un mythe entre équilibre et continuité. Nous oublierons alors ce que le titre « Delicous agency/Instance savoureuse » peut provoquer d’irritation. Quoi qu’il en soit, il introduit une distance ironique au sens brechtien de la distanciation.

Il faudrait aussi me pardonner le fait que, pour le parisien d’adoption qu’est Harald Wolff depuis 1980, j’ai cherché – et trouvé – un contexte intellectuel français. En plus de Claude Levi-Strauss, Henri Bergson, philosophe et homme de lettres français, que je tiens pour un autre témoin de l’époque, avait déjà prôné son concept d’ « élan vital » dès le début du siècle dernier et même avant cela, avait déjà publié son ouvrage « Matière et mémoire ». Ce « philosophe des sciences » rejetait les approches rationnelles et analytiques et comprenait par le terme de « temps », un « temps fragmenté ». Dans le tableau «  Im Himmel geirrt/ Egaré dans le ciel », corps et esprit se déploient dans un état de flottement et de fuite tout à la fois. Le mouvement et la mobilité développent une explosibilité surprenante dans un environnement « fragmenté » et la solide composition en forme de croix en diagonale semble cimenter les silhouettes. Le concept bergsonien de l’ « élan vital » paraît avoir trouvé là une apothéose stupéfiante. Bergson a déclaré que celui qui est un véritable philosophe doit, toute sa vie durant, creuser une seule idée qu’il essaie constamment de re-formuler. Cette idée de penser en adéquation avec le temps, irrigue plusieurs tableaux d’Harald Wolff.

Harald Wolff raconte des histoires qui campent des sentiments et des actions dans le temps et l’espace. Ces tableaux nés des associations d’idées de l’artiste, sont ouverts à celles du spectateur. Le souvenir d’expériences anciennes recèle la plupart du temps, la signification de ce qui est donné à voir et la perception trouve son adéquation dans le subconscient. Mais dans le même temps, les observations critiques sur l’histoire contemporaine ne sont pas laissées à l’écart. Le tableau dramatique «Ärger mit dem Vaterland / Colère contre la patrie » nous montre un affrontement semblable à ce que nous connaissons au travers des oeuvres historiques de massacres ou les camps de la déportation juive. Le titre peut faire allusion à une forme de guerre civile et nous pouvons tout à fait nous permettre cette interprétation car à mon avis, la France est plus proche de ces évènements que l’Allemagne. La figuration pour ainsi dire « apparentée » au tango, ne renvoie pas une image très sérieuse et l’amalgame des deux antagonistes crée même une allégorie « Yin etYang » de l’affinité de toutes les choses. Les évènements historiques ont aussi leur place dans l’œuvre du peintre : « Beton B(e)richt / Béton brisé », improvisation sur la chute du mur de Berlin, est un diptyque dont la forme bipartite renvoie aux deux blocs politiques en présence mais qui raconte, par la déliquescence dynamique et picturale de la figure et du fond, la réunification surprenante des deux Allemagnes, construite sur les ruines des blocs. Cette résolution dramatique d’un conflit est certainement l’un des points d’orgue de l’œuvre de cet artiste berlinois qui a vécu sur le vif cette partition de l’Allemagne.

Le montage narratif chez Harald Wolff est certes une articulation de pièces disparates mais il évolue progressivement vers une dilution des actions. Chez cet artiste, le monde est un lacis de possibilités et ses tableaux reflètent cet aspect du monde. Dans le tableau « Spinnradliebe / Amour du rouet », le trait est plutôt dur et a un effet assez intimidant. Mais en observant de plus près, le regard se déplace à l’horizontale sur une bande verte et également sur une bande bleue ; les deux figures qui se retrouvent ainsi liées, se tiennent et flottent en même temps, le rouet fait office de propulseur et une petite croix rouge au milieu du tableau place un accord final dramatique et concrétise simultanément un axe de méditation. Le trait généreux du pinceau, sans repentir, plein d’assurance, portant le vert, le bleu et le blanc, et l’anatomie dramatique d’un bras droit attestent pleinement de la maîtrise d’Harald Wolff. Son écriture inscrite dans une abstraction gestuelle, est exceptionnelle tout comme l’originalité de ses histoires.


Traduction : Annick Koller, Paris









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